Marie L./Pierre Molinier

D'une part, Eaux-fortes textes de Marie L.. D'autre part, La grande mêlée, photomontage de Pierre Molinier.

Le photomontage nous montre en premier lieu des jambes vêtues de bas noirs transparents et de chaussures à talon aiguille. Elles sont amassées au centre de l’image et forment deux parties noires horizontales séparées par une partie blanche. Cette dernière est composée de fessiers. Sur la partie haute les jambes sont en l'air, sur la partie basse les jambes sont représentées dans leur sens habituel. Nous pouvons deviner le visage d'une femme reproduit en plusieurs exemplaires derrière les jambes du haut, ainsi qu'un visage d'homme non reconnaissable à cause d'une des jambes. Il semblerait que les jambes appartiennent à la même personne et soient reproduites en quelques exemplaires. Le photomontage est en noir et blanc… Un signe…

Marie L.. Textes tirés du livre Eaux-fortes. Troisième relecture et toujours la même sensation… douloureuse. En regardant le texte de plus près, nous notons que le temps employé est le présent et qu'il y a de nombreuses phrases sans verbe. Elles confèrent une profondeur à l'ensemble et plaquent souvent une notion de temps, d'espace ou sont empreintes d'émotions. Les phrases sont courtes. La ponctuation est troublante, le double point (un point sur l'autre) et les guillemets (deux signes similaires, l'un emboîté dans l'autre) ne sont pas représentés mais remplacés par une majuscule… Ces majuscules ouvrent sur une réflexion ou sur des paroles.

Une impression d'ivresse tachée de rouge, de noir, comme vomie du plus profond des entrailles. Une ombre…

L'homme s'était longuement préparé. Sous la douche, les gestes se répètent les uns à la suite des autres, lentement, méticuleusement, religieusement… l'homme se lave. Les paupières se ferment doucement, longuement, interminablement, sous l'eau qui tente d'emporter si péniblement au plus loin de lui une image… une ombre. Un disque de lumière blanche vient frapper dans l'instant la paroi de ses rétines laissant finalement place au vide… au vide… noir. Recueillement. Blanc. Plus rien que le bruit sourd de l'eau qui coule le long du corps. Par moments des tranches de notes plus présentes, plus nettes, plus aiguës, maintiennent l'attention de l'homme ; l'eau frappe contre la paroi de céramique remplie, impossible de fuir. La respiration est au ralenti ; les particules d'eau humidifient la paroi nasale et ralentissent la description des odeurs, humides maintenant, décalées. Les muscles se détendent, se ramollissent. Faire le vide. Où est l'hombre ? Le temps s'écoule, coule… il doit reprendre sa course et rattraper l'aiguille qui continue elle inlassablement son parcours. Les gestes sont lents mais précis, déjà vus. La paume de la main gauche, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, saisie et tourne le robinet d'eau chaude resté froid. Le corps s'allège puis vient le tour du robinet estampillé d'une pastille bleue, le corps s'ancre à nouveau dans sa position initiale. Le bras droit tendu, la main collée contre le carrelage froid, la tête toujours penchée, les yeux clos, l'eau s'égoutte le long du tissu noir de ses cheveux. La température ambiante se mêle maintenant à la peau qui se hérisse. Les paupières s'écartent à nouveau pour laisser pénétrer la lumière de la pièce. Des yeux aveugles quelques échantillons de secondes. Des tâches colorées donnent une forme aux derniers souvenirs visuels. L'homme se saisit d'une serviette et éponge les gouttes qui perlent en pleurs le long de son corps.

Toujours lentement, l'homme s'approche de la tablette où sont rangés soigneusement les habits de lumières. Les bougies sont allumées. L'homme, le regard anéanti, s'efface. Il se prépare. Rituel… Une croix est fixée au mur. Prières… Chaque tissu est délicatement déplié, enfilé, ajusté. Double peau. Pas d'espace possible entre le textile et ce corps entretenu, effilé, élancé, enlacé. L'homme se recueille une dernière fois. Maintenant, il faut y aller. Un dernier regard autour de lui. Son cœur tambourine, il veut sortir… non, il l'accompagnera !

Le couloir est étroit et l'humidité se raréfie au fur et à mesure de la progression de l'homme. La lumière grandissante à l'autre extrémité a quelque chose d'irréel ; un mur de lumière qui ne laisse entrevoir aucune forme, aucune couleur, aucune vie. L'écho de ses pas résonne et forme un cercle autour de lui puis disparaît en direction du brouhaha là-bas, dehors. La lumière commence à laisser passer quelques semblants de formes. L'homme ne ressent toujours pas les sons. Un nœud de tripes l'emprisonne. L'Homme-Temps n'a pas le choix… il avance comme dans un fluide épais, à pas feutrés. L'homme enfile son ombre lorsqu'il sort de la caverne étriquée. La lumière très intense oblige ses paupières à se plier en respect. L'homme s'incline, il rouvre les yeux, il voit maintenant. Une foule aux multiples couleurs s'agite autour de lui. Les oreilles bouche bée, il ne ressent pas les sons. Une ombre… Le temps est au rendez-vous, invité obligé, il vient compter les coups ; il sera sans pitié. Le compte à rebours a commencé… Dans cet immense cercle de poussière, de terre battue, d'ocre jaune, l'homme fait quelques pas en direction du centre. Il s'arrête. Le Dieu soleil face à lui. L'homme pose un genou au sol et cherche la terre des yeux. Quelques vagues de poussières accumulées, figées… le temps s’est arrêté. Que doit-il faire ? Le terrain, prison de cercles dont il sera toujours au centre. La foule l'acclame. L'homme se relève, l'âme à la main… En face de lui, au loin, la tanière. Trinité noire… obscurité du lieu, d’une peau, d’une ombre. Les portes soudain s'ouvrent.

De cette obscurité anéantie se détache soudain la masse sombre. Tâche bondissante. La forme a du mal à contenir le noir qui l'emplit ; on ressent bien que la couleur cherche à s'accoupler. La forme s'immobilise. Face à face. Mouvement rotatoire autour de la scène. Interversion…

Faisant face, immobile, le regard fixe, un homme. Le torse bombé, les cheveux plaqués, debout, élancé sur ses deux pattes, emmailloté… fier. Légèrement incliné sur un côté, il tient dans une de ses mains, quelque chose fermement. L'odeur de sa peau ne couvre pas celle de ses entrailles. L'homme joue avec qui ? Un cercle épais d'êtres humains. Eux, silencieux maintenant, retiennent leur souffle putride. Que veulent-ils ? Le sable est chaud. Il fait chaud. Où est la sortie ? Besoin d'espace, d'herbes fraîches, de vent… de silence ! Interversion…

Prunelles noires immobiles. Aucun ne fera demi tour. L'instant augmente, rétrécit… Deux corps en peine de retenir la puissance qui gonfle leurs muscles. Attirés, emportés l'un vers l'autre dans un mouvement circulaire. Pulsion mortelle. Corps à corps. Danse de la mort. Pourtant aucun choc. Pas encore. Pas maintenant.

La masse noire tourne en rond. L'homme au centre tourne en rond. Sur place. Il maintient encore le leurre. Les deux ne forment plus qu'un. L'ensemble revêt sa robe rouge qui se gonfle sous la ronde d’une danse de pieds tambourinants. L'homme se confronte. Il s'écoute. À la recherche de son ombre dans le labyrinthe noir de ses espoirs. Un nuage de particules légères s'envolent ; embruns de sable… l'homme marche sur l'O. L'anneau noir à hauteur de poitrine, encercle, enlise. Il est temps. Séparation…

Les regards effacent tout autour… L’ange sombre passe. Encore une seconde… Et puis… Choc. Noir contre noir. Du noir coule du rouge. Larmes ensanglantées. Odeur poisseuse de sang. On ravale sa salive. Les tripes sur un plateau d’argent. Un manteau de poils noir luisant souillé… Arrêtons ici. Pupilles noires s'éteignant lentement, pupilles bientôt blanches… Blanches.



Blanc.


La barrière de l’écriture est dure à passer. Cependant, comment ne pas être touché par ce que cachent les maux… Textes de Marie L. — photomontage de Pierre Molinier.